La chronique de Cyrano: Point à la ligne.
Point à la ligne
A l’heure de rendre ma copie, ma chronique mensuelle dans le journal Ensemble* me voici une nouvelle fois dos au mur, coincé entre la « dead line** » comme on dit dans le jargon journalistique et les lignes à écrire pour alimenter la présente chronique.
Je n’avais jamais remarqué jusqu’à lors combien les lignes jalonnent nos existences. A commencer par la ligne de vie, bien entendu : Il y a les lignes qui nous guident – ligne de conduite, ligne directrice – celles censées nous éduquer, du genre « Vous me ferez cent lignes ! » quand, enfants, nous sortions du droit chemin, lui préférant la ligne de fuite qui ouvrait d’autres perspectives ; même si la plupart du temps, en fait, ce n’était qu’un simple trompe l’œil. Et je ne parlerai pas de ceux qui ont choisi la pire des issues, la ligne de coke, une autre espèce de dead line.
Car la plupart du temps, la ligne est synonyme de limite, de frontière. Elle devient alors une sorte de Baromètre de nos sociétés. Que celles-ci se portent bien, que les indicateurs soient au beau fixe et on ne parle plus que de repousser ses limites, de dépasser les frontières de la science, de la technologie, de la médecine, bref d’aller plus haut, plus loin, d’être toujours plus fort. Oui, quand le Monde se porte bien, il jure que sa seule ligne de conduite est que chaque être vivant donne la main à son prochain pour former une belle chaine de solidarité humaine.
Bel et fragile espoir sans cesse remis en cause. Que le doute survienne, que les difficultés s’accumulent et aussitôt la Peur s’installe et change le sens de notre ligne : les limites sont à ne plus dépasser, partout fleurissent les lignes de confidentialités ; on érige les frontières comme autant de remparts ; on affiche sa ligne généalogique pour revendiquer une identité nationale, régionale, locale, culturelle, religieuse… Tout est bon, d’un coup, pour nous différencier et nous protéger de l’autre. Et malheur à celui qui ne respecterait pas ces frontières, qui s’en dédouanerait. On le soupçonnera volontiers d’être porteur de tous les maux, de tous les vices et de franchir constamment les limites du tolérable.
Cet été, j’étais en vacances dans un coin de France, très ancré dans son identité. Je n’ai pu m’empêcher de déceler dans le regard des autochtones cette pointe de mépris, d’exaspération à l’égard des touristes fraichement débarqués et envahissant leur quotidien. Bon gré, mal gré, on les accepte ces étrangers, ne serait-ce parce que leur simple présence fait vivre l’économie locale. Mais bon… Ils sont colorés, bruyants, envahissants, différents, dérangeants quoi… Je vous assure ; je n’invente rien ; je n’exagère rien.
Comme quoi, un jour ou l’autre, on devient tous le Rom de son voisin. Il suffit pour cela que quelques esprits malveillants grossissent le trait, fassent des raccourcis de mauvaise foi en oubliant que la ligne droite n’est pas forcément le plus court chemin. Sauf à vouloir reconduire l’autre au-delà des frontières. Certains jours, je trouve que la pêche aux voix ressemble de plus en plus à la pêche à la ligne et que notre monde ne tourne plus très rond.
Cyrano
*Ensemble :
**Dead line : textuellement « ligne de mort », dernière limite pour rendre son article avant le bouclage.