Mon ami le coyote: épisode 2

Publié le par Diable d'homme

Mon ami le coyote (titre)

 

La nuit est tombée. Maman prépare le repas. Dans  la pièce unique qui nous sert de cuisine et de salle à manger, elle fredonne, en s’affairant devant le fourneau à charbon. Je l’observe. La tête rentrée dans les épaules, elle me tourne le dos et chante d’une voix absente ; toujours la même rengaine qui lui vient de je ne sais où :

« J’n'ai pas volé, j’n’ai pas tué

    Mais jn’ai pas cru ma mère… »

 

Livres et cahiers étalés sur la table cirée, je ne parviens pas à me concentrer sur mes devoirs. Je pense à Coyote. Je n’arrive pas à comprendre qu‘il soit parti sans m‘attendre. Où est-il allé ? Chez lui sans doute. Peut-être a-t-il soudain découvert qu’il était en retard ? C’est peut-être son père, ou même sa mère qui l’a trouvé là à m’attendre et qui l’aura embarqué sans rien vouloir savoir. Son vieux doit être comme le mien, du genre à  ne pas rigoler avec le règlement…

 L’Ogre, justement, est en train de fermer la boutique. J’entends la grille grincer sur ses rails. Maman aussi l’a entendue. Elle  cesse de chantonner; comme les oiseaux avant l’orage.

 

- Dépêche-toi, Louis : ton père va bientôt monter. Tu sais qu’il n’aime pas te trouver là, à faire tes devoirs. Le dîner va être prêt… 

 

Tant pis pour les leçons d’algèbre et l’exposé sur la Révolution. Je rassemble en hâte mes cahiers et mes livres et je fourre le tout dans mon cartable avant de le faire disparaitre derrière le canapé.

 

- Mets la table, Louis.

 

Maman se presse à présent. Le timbre de sa voix est mal assuré L’Ogre va monter. Il ne faut pas le contrarier. Je dispose les couverts sur la table, allume machinalement le poste de télévision.L’Ogre aimùe le trouver allumé quand il arrive. Il n’a pas la patience d’attendre que le tube cathodique chauffe. Les nouvelles d’un monde en noir et blanc font irruption dans le petit univers de notre salle à manger. Des images de guerre ; celle du Kippour. C’est fou comme les soldats et les guerres se ressemblent à travers un écran. Pendant des années, depuis que nous avons la télé, je me suis habitué aux images de guerre:d’abord le Vietnam, puis le Cambodge. Dernièrement, c’était la guerre civile au Chili,  le bombardement du palais présidentiel conclu par le suicide d’Allende. Ce jour-là, l‘Ogre a donné un grand coup de poing sur la table faisant sursauter du même coup, vaisselle, femme et enfant:

 

- Putain de bordel de merde ! a-t-il rugi. Fumiers de fascistes à la solde des Ricains ! 

 

En disant cela, il a jeté un regard de biais à Maman. Elle a baissé les yeux sans rien dire. Depuis vingt huit ans, le cadavre d’un soldat américain gît entre eux et les sépare. Je crois que l’Ogre regrette bien de ne pas l’avoir tué  de ses propres mains.

A présent, c’est entre Egyptiens et Israéliens que le torchon brûle. Pour la quatrième fois. Ca ne m’intéresse pas vraiment. Pas plus que les images de soldats qui défilent à présent sur l’écran, et des corps ennemis sur lesquels ils trébuchent. Je ne comprends pas grand-chose à cette guerre qui n’a pas la faveur des commentaires de l’Ogre. Il s’en désintéresse; les intérêts du Prolétariat ne sont pas, à priori, remis en cause dans ce conflit. A travers le prisme de son regard, l’enfant que je suis, ne perçoit l’Histoire  que d’une manière on ne peut plus simple: il y a les bons, les tenants du bloc communiste, et les mauvais, américains et consorts. Chez nous, le monde est en noir et blanc, comme l’écran du téléviseur.

Dans mon va et vient entre le buffet et la table, je jette un regard distrait aux informations jusqu’à la page sportive : bientôt Paris Roubaix. Eddy Merckx remportera-t-il l’épreuve ? Je garde une assiette en suspend au dessus de la toile cirée. J’aime le vélo. Chaque été, je ne manque aucune retransmission du Tour de France. D’année en année je collectionne les albums Panini et leurs vignettes de tous les coureurs, casquette vissée sur la tête, classés par équipe, en ordre de bataille. Parmi eux, je me suis choisi un champion. Pas vraiment au hasard, mais parce qu’il est petit, avec un visage enfantin et que je m’imagine lui ressembler. Dans le peloton, il passerait assez inaperçu. Mais dans les étapes de montagne, quand il décide de s’envoler, personne ne peut lui résister. Lucien Van Impe ne gagnera peut-être jamais la Grande Boucle, mais c’est mon favori. C’est été, il a terminé cinquième au Général et a remporté le grand Prix de la Montagne. A chacune de ses apparitions à l’écran, dans les premiers lacets d’un col, quand il jaillit de la meute, je sens mon cœur battre plus fort. Et lorsque cette fois-ci, il a gagné la douzième étape, j’en ai pleuré de joie, en sautant à pieds joints sur le canapé.

 Parfois, je râle un peu qu’il ne soit pas plus ambitieux. Je suis persuadé qu’il pourrait ramener le maillot jaune sur les Champs Elysées. Mais lui, semble se contenter de sa tunique à pois rouges. Peut-être a-t-il raison après tout. Il y a des fois où il vaut mieux savoir rester à sa place; surtout quand on côtoie un cannibale… ou un ogre.

D’ailleurs, le voici qui monte les escaliers, quitte ses chaussures sur le palier, ouvre la porte de l’appartement.

  

- C’est prêt ? demande-t-il à la cantonade en s’asseyant à table, les yeux déjà rivés sur le téléviseur.

 

 Je sais qu’il a hâte de terminer le repas pour suivre la retransmission du match de football. L’AS Saint-Étienne, les Verts, Rocheteau… Chacune de leurs victoires nous offrent des moments de répit à Maman et à moi. Mais qu’ils soient battus, éliminés, et alors nous n’avons plus qu’à filer comme des souris dans leurs trous. Dans ma chambre, j’ai plus de chance que Maman. C’est une espèce de zone neutre où mon père ne pénètre pratiquement jamais. Je m’y réfugie juste après le repas, au prétexte de terminer mes devoirs.

 Le mur de ma chambre est tapissé de posters de Gérard Lenorman, mon chanteur préféré. Je connais par cœur toutes ses chansons. Dans ma petite collection de disques, je prends, « Si tu me laisses pas tomber » un de ses  45T,  mon préféré. Je l’introduis dans le mange disque en plastique orange posé sur ma table de chevet.

« Il disait tu vois ce ciel

C’est un bout de toile grise

Il y a moins de soleil

Que dans le cœur d’une église… »

 

J’ouvre la fenêtre pour fermer les volets. Ma chambre est au premier étage. Elle donne sur l’arrière cours de la boutique où l’Ogre entrepose tout un tas d’objets et d’instruments. Pour la plupart, j’ignore à quoi ils peuvent bien servir. Dans la pénombre, il me semble apercevoir une silhouette se déplacer furtivement. Je retiens mon souffle, guettant l’intrus. Mais non ; rien ne bouge. J’ai dû rêver… Quel trouillard je fais !

 

« On aura le monde entier

Si tu me laisses pas tomber… »

 

En entendant le refrain, je me retourne vers l’intérieur de la chambre, comme si Gérard Lenorman était là et qu’il venait de s’adresser directement à moi. J’ai les larmes aux yeux à chaque fois que j’entends ce titre. Il me semble que ses chansons sont écrites pour moi, et particulièrement celle-ci. Lenorman, c’est mon seul ami…

 Non ! Je devrais plutôt dire qu’il était mon seul ami. Car maintenant, il y a Luis, Le Coyote…

Je me suis assis au bureau, mais au lieu de mes exercices de maths, je sors une feuille blanche. Fébrile, je sens l’inspiration venir. Des phrases, des vers qui résonnent dans ma tête et que je jette sur la feuille comme un torrent d’émotion qui se déverse:

 

« Ta chanson sinistre/ Jaillit du fond de ton âme/ L‘amour en toi brûle comme une flamme…/ Mer tu es belle; Mer tu es lasse/ De ceux qui te blessent tu es lasse/ Mer tu es lasse du temps qui passe. »

Tout en écrivant, je sens mon sexe devenir dur et brûlant. C’est agréable, exaltant. C’est nouveau aussi.

Une fois, il n’y a pas longtemps, j’ai surpris mes parents en train de faire des choses. Des plaintes venues de leur chambre m‘ont tiré du sommeil en pleine nuit. Croyant qu’ils s’étaient encore disputés et que Maman pleurait, je me suis levé et, en prenant bien garde de ne pas faire grincer le parquet du couloir, je me suis avancé dans l’obscurité. Leur porte était entrebâillée. Je me suis avancé encore un peu. Et je les ai vus…

Ma mère à quatre pattes, nue sur le lit, mon père à genoux derrière elle. La blancheur de leurs corps m’a sauté au visage. On aurait dit qu’à eux seuls, ils éclairaient la demi-pénombre de la chambre. Le visage de ma mère était tourné vers le mur. Je percevais ses gémissements au rythme de ses seins qui se balançaient lourdement au dessus des draps en bataille. J’ai mis quelques instants avant d’associer ce balancement et ses plaintes aux coups de reins de mon père. J’ai d’abord cru qu’il la frappait, qu’il lui donnait une espèce de fessée. Les « Han ! Han ! » qu’il laissait échapper, m’ont rappelé ceux de la boucherie, quand il coupe les quartiers de bêtes à coups de hachoirs. Puis j’ai enfin compris. C’était donc ça faire l’amour ! Cette chose dont tous les garçons et les filles de mon âge parlent au collège dans des descriptions énigmatiques et surréalistes, souvent contradictoires, mais toujours sur le même ton péremptoire des initiés. Encore un monde dont je suis exclu. Cette nuit là, j’étais pétrifié, incapable de décrocher mon regard de ce spectacle.

Alors est arrivé une chose extraordinaire et effroyable. L’Ogre tournant soudainement la tête a découvert ma présence. Sans rien dire, il s’est détaché de ma mère restée inerte, en offrande dans la même position obscène, cul dressé vers le plafond, et il est venu droit sur moi. Je l’ai vu arriver, sans pouvoir réagir, son sexe violacé pointé vers moi, énorme au dessus de ses testicules rebondissant à chaque pas. J’ai cru que ma dernière heure avait sonné, partagé entre la honte et l’effroi. Mais alors que je m’attendais aux cris, aux injures et aux coups, l’Ogre, sans un mot a refermé la porte sur moi, me gratifiant d’un clin d’œil au passage.

Je suis resté planté là  quelques instants, ne pouvant pas croire à ce qui venait d‘arriver. Que mon père ne se soit pas entré dans une de ces colères dont il a le secret, c’était déjà quelque chose. Mais ce qui me troubla encore plus, longtemps après que je sois retourné dans ma chambre, ce qui me troubla bien plus que la vision de mes parents nus, en train d’accomplir un acte sexuel que j’aurais préféré ne pas voir, ce fut le clin d’œil de mon père.

Jusqu’à ce jour, il n’avait jamais eu le moindre geste de tendresse à mon égard, encore moins de complicité. Et voilà que par ce signe, non seulement il me prouvait qu’il était capable de me voir autrement que comme un continuel objet de sarcasmes et de mépris, mais il faisait presque de moi son égal, d’un geste obscène et déplacé, certes, mais qui scellait une sorte de complicité virile entre nous. J’étais fier de cette connivence. Pourtant j’éprouvais un profond malaise à l’idée que ma mère en soit l’objet. Lui avait-il dit que je les avais espionnés ? La honte d’avoir été surpris et de devoir m’en expliquer m’avait tenu éveillé une bonne partie de la nuit.  Ce n’est donc pas sans un certain soulagement que le lendemain matin, je vis Maman venir m’embrasser comme à l’ordinaire lorsque je me levai. Malgré mes craintes, elle ne fit aucune allusion et je partis  pour le collège un peu plus rassuré.

 L’Ogre non plus, ne dit rien, ni ce soir là, ni ceux qui suivirent. Il avait repris son attitude distante et méprisante envers moi. Ce n’est que quelques semaines plus tard qu’il fit une allusion évidente à notre secret.

C’était un mercredi. Il m’avait amené avec lui tuer une vache accidentée. Quand le TUB pénétra dans la cour de la ferme, un ouvrier agricole venait d’y amener un énorme taureau auquel on présentait à présent une vache. Il lui flaira la croupe et monta presque aussitôt sur elle. Je vis le sexe démesurément allongé du taureau battre furieusement et maladroitement dans le vide. L’homme qui tenait l’animal s’est empressé de le saisir à pleine main pour le guider vers l’orifice adéquat et ne pas perdre la précieuse semence. J’étais tellement absorbé par la vision de ce spectacle que je n’entendis pas l’Ogre  approcher dans mon dos. Il posa quelques instants son énorme main velue sur mon épaule, m’emprisonnant dans son étreinte.

- Tu vois, c’est la nature. Hommes et bêtes, c’est pour tout le monde pareil, dit-il avant d’ajouter, pour signifier que l’affaire était entendue : j’ai besoin de toi. Va me chercher la caisse à couteaux dans le camion. 

 

 

 

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B
<br /> <br /> je viens de lire le 2ème épisode. j'ai aimé , il y a des moments délicieux et rigolots tout de mème !, le coyotte manque un peu et c'est vrai , ça sent l'autobiographie( c'est<br /> pas un reproche !) et tant pis , je voulais attendre la sortie du livre ....mais je vais aussi sauter dans le 3ème !<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Je viens de finir le deuxième épisode...Me redonnerais tu le goût à la lecture ? L'Ogre fout les jettons frachement j'espère que tu n'as pas vécu terrorisés de cette façon toute ton enfance , je<br /> vois aussi que nous avions les même phantasme   ;-) mais je ne me souviens pas ni du nom ni du visage mais seulement de ...son efficacité à nous faire rêver.Allez je saute dans le<br /> troisième.<br /> <br /> <br /> <br />
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D
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L
<br /> <br /> Au delà des mots, il y a la musique pour tendre les fils d'un papillon à une étoile... Merci pour ce passage sur Lenorman ! Et comme moi aussi j'ai râté mon envol, puisse le coyote rencontrer 'la<br /> rose noire" que j'aime infiniment... "Une fine pluie de métal, sur le doux velours d'un pétale, comme une source d'émeraudes, comme un de ces parias en fraude, au tendre pays des merveilles"<br /> ...  La licorne<br /> <br /> <br /> <br />
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D
<br /> <br /> Puisses-tu un jour fredonner  "La balade des gens heureux"....<br /> <br /> <br /> <br />
P
<br /> <br /> Denis,<br /> <br /> <br /> Commenter une oeuvre au bout de quelques pages seulement, c'est pas tellement mon genre. Alors...j'attends! Evidemment, j'ai déjà quelques théories évidentes sur le Coyote, trop évidentes<br /> certainement! Pour moi qui n'ait pas vécu dans les 70's, j'aime bien la façon dont le contexte est amorcé : des éléments nous donnent le décor général, à nous d'imaginer le reste, et j'aime bien<br /> ça. J'aime aussi également la façon dont parle Louis : le vocabulaire reste riche (pertinent pour un premier de la classe qui se veut poète!) et en même temps, certaines réflexions sont<br /> enfantines. Ca colle bien pour un enfant de 13/14 ans (2 ans au collège sans redoublement!). J'attends la suite avec impatience, j'ai de la chance c'est pour bientôt...<br /> <br /> <br /> Bises,<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Petite Emilie<br /> <br /> <br /> <br />
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D
<br /> <br /> Future fan des 70' petite baby doll ? ;-)<br /> <br /> <br /> <br />
N
<br /> <br /> J'ai un vrai probléme! je n'arrive pas à lire une histoire sur écran...j'ai besoin du livre, d'être bien installée alors rassure moi, tu le publira ? dis moi oui............<br /> <br /> <br /> nataly<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />
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D
<br /> C'est aux éditeurs de décider de ce genre de choses... Et puis, déjà, il faut que je finisse de l'écrire. Je n'ai que 7 chapitres d'avance sur mes lecteurs. Ce qui nous renvoie donc, pour une<br /> lecture comme tu la conçoies, aux alentours du deuxième semestre 2011... Désolé, je ne peux pas faire mieux.<br /> <br /> <br />