Mon ami le coyote: épisode 8
C’est étrange comme les choses ne se passent jamais comme on l’imagine. Coyote avait certes raison ; les gendarmes étaient bien passés à la maison dès le lendemain, mais pas dans le cadre de l’enquête sur l’incendie, non. Ils venaient dire à mes parents qu’ils avaient localisé l’endroit où je m’étais caché pendant mes trois jours de fugue. Le père Montels était allé les trouver pour signaler un rodeur dans son pigeonnier et quand ils étaient montés là-bas d’un coup d’estafette, ils avaient trouvé des livres avec mon nom marqué sur la page de garde. Le plan de Coyote avait fonctionné.
Le brigadier n’est resté que cinq minutes dans ma chambre, juste le temps de me faire la morale. Il a dit que je devrais m’estimer heureux, que j’avais un toit, une famille et que ce n’était pas permis, à mon âge de faire faire autant de mauvais sang à sa mère. J’ai dit « oui, M’sieur » en évitant de croiser son regard.
C’est un brave homme. Je le connais bien. Comme client de la boucherie, il vient au moins deux fois par semaine. Il s’entend bien avec l’Ogre parce qu’ils partagent la même passion pour le football et les Verts. L’Ogre l’appelle Crucheaux, comme le personnage de De Funés dans « Le gendarme de Saint-Tropez ». Ca les fait rigoler. Et puis je crois que c’est un sympathisant du Parti. Mais il ne faut pas le dire. Un gendarme communiste, ce n’est pas ce qui se fait de mieux pour l’avancement.
Au moment de quitter la chambre, le brigadier s’est retourné vers mon lit et a lancé :
- Tu sais petit, il y a assez de malheur dans les familles du coin en ce moment. Le bonheur on ne sait pas toujours le voir quand il est là et que l’on vit avec. Et puis un jour, tout part en fumée et c’est trop tard. Réfléchis bien à ce qui est arrivé aux Galard avant de refaire le con…
En croisant son regard, j’aurais juré qu’il me scrutait en attendant une réaction, un tic ou quelque chose comme ça ; un truc qui m’aurait trahi. J’ai senti mes mains devenir moites et je suis certain d’avoir légèrement rougi. Mais la pièce était restée dans la pénombre, et il n’a rien vu. Enfin, ça, c’est ce que je me suis dit pour me rassurer.
Je suis resté une semaine complète dans ma chambre. Ma mère me gardait comme si j’étais le survivant d’une épidémie de peste ou de choléra. C’est à peine si elle consentait sur mes insistantes prières à ouvrir les volets une heure ou deux avant de me replonger dans une demie pénombre qui, disait-elle, devait faciliter mon rétablissement. Elle venait quatre ou cinq fois dans la journée, sur la pointe des pieds, pour vérifier que je ne m’étais pas levé, m’apporter un bol de lait de poule - « C’est bon pour ce que tu as » disait-elle - prendre ma température, arranger mes oreillers. Je la laissais faire non sans montrer quelques signes d’impatience. J’avais l’impression d’étouffer. Quand je lui posais la question : « Maman, quand est-ce que je vais pouvoir sortir d’ici ? » elle répondait invariablement « On verra ça plus tard. Pour l’instant, tout ce que tu as à faire, c’est de te reposer. »
Je n’insistais pas, car un nouveau danger planait sur moi : après la suspicion d’être un criminel à laquelle il me semblait avoir échappé, je risquais de ne plus remettre les pieds au collège et de devoir faire un apprentissage forcé avec l’Ogre. Ce qui n’avait rien de réjouissant. J’étais même terrifié à cette idée.
Mais là aussi, les choses ont pris une tournure toute différente. Sans que je sache vraiment pourquoi, mon père avait, semble-t-il, renoncé à me faire quitter les études dans l’immédiat. Il vint me le dire lui-même, la seule fois où il me rendit visite durant toute cette étrange semaine de convalescence.
Il entra dans la chambre sans s’annoncer. Assis à mon bureau, en pyjama – Maman refusait que je m’habille, je ne sais trop pourquoi – je dévorais les aventures de Rahan dans Pif Gadget. Il m’observa un instant sans rien dire, sa silhouette massive occupant tout l’encadrement de la porte. Puis il fit quelques pas pour venir s’assoir sur le bord de mon lit. Il fixait ses chaussures et semblait mal à l’aise. De mon côté, je l’observais inquiet, retenant mon souffle comme le condamné à qui on vient annoncer la sentence. Il se décida enfin :
- Comment ça va, fiston ?
- Bien P’pa…
Je notai au passage le mot fiston qu’il n’employait que très rarement. Etait-ce bon signe ou bien la manière douce de m’annoncer sa volonté ?
- Tu devrais ouvrir les volets, reprit-il. Tu vas t’abîmer les yeux à lire tes histoires dans le noir…
- C’est Maman qui veut que je reste dans le noir, pour que je me repose…
- Je vois, soupira-t-il. Ta mère a de ces idées parfois ! Si on l’écoutait, elle nous ferait vivre comme des zombies !
En disant cela, il me souriait. Je lui rendis timidement son sourire. Les seuls moments de complicité qu’il laissait s’installer entre nous étaient toujours basés sur une sorte d’opposition à ce que pouvait faire, dire ou penser ma mère. Plus jeune, c’est quelque chose qui m’avait un peu gêné. J’avais souvent eu l’impression de la trahir. Mais, avec le temps, un glissement s’était opéré dans mes pensées. Ce que je considérais comme des démonstrations d’affection de l’Ogre étaient si rares que j’étais prêt à payer le prix de la trahison pour les obtenir. Et puis la perpétuelle mélancolie de ma mère, ses airs de victime chronique, me devenaient de plus en plus insupportables.
- Ecoute, repris l’Ogre, j’ai jamais très bien su m’y prendre avec toi. J’ai été un peu rude parfois. Mais après tout, mon père me traitait rudement aussi et je n’en suis pas mort… Les câlins, les bisous, tout ça, c’est pas mon truc. Moi, ce que je veux c’est que tu sois un homme…. Tu sais je n’ai pas été longtemps à l’école et ça ne m’a pas empêché de réussir dans la vie. Quoi que puisse en dire ta mère, j’ai une bonne situation qui nous fait vivre. Boucher, ce n’est peut-être pas reluisant comme métier. Ce n’est pas comme professeur ou docteur… Mais c’est ce que je sais faire. Et grâce à ça on vit plutôt bien, non ?
J’acquiesçai en silence et mal à l’aise. Combien de fois, lors des rentrée scolaires avais-je rougi de honte en écrivant « boucher » dans la rubrique « profession des parents » sur les fiches de renseignements que les professeurs nous faisaient remplir.
- Si ça ne tenais qu’à moi, je t’aurais fait sortir du collège pour te mettre en apprentissage, mais…
Je sentis mes mains devenir moites. J’attendais la suite, suspendu à ses lèvres, et comme il tardait à continuer sa phrase, je hasardai :
- Mais ?
- Mais ta mère s’est mise à pleurer comme une madeleine… Elle m’a fait une scène incroyable… Comme si je t’envoyais au bagne ! Bon enfin tu vois le genre…
Je ne répondis pas. L’Ogre s’était levé à présent. Il arpentait ma chambre de long en large, prenant un livre sur le bureau pour le reposer sur la table de chevet sans y porter la moindre attention, emporté par sa colère soudaine.
- Mais bordel ! C’est quoi ce merdier ? On dirait que ta mère se prend pour une duchesse ! Tu sais quoi ? Je crois qu’elle a honte de moi… C’est pour ça qu’elle ne sort jamais de cette foutue maison, qu’elle reste toujours dans le noir ? Qu’est-ce qu’elle voulait ? Qu’est-ce qu’elle attendait de moi ? Tu le sais toi ?...
Il hurlait presque. Je ne pris pas la peine de répondre, sachant qu’il n’entendrait même pas ma réponse, si tant est que j’en ai eu une à lui fournir. Subrepticement, j’avais migré du bureau à mon lit où je m’étais recroquevillé le plus loin possible de l’Ogre qui continuait son monologue.
- Moi, j’ai toujours gagné ma vie à la sueur de mon front. Et je n’en ai pas honte. J’avais ton âge quand j’ai commencé à travailler… Et quand j’ai connu ta mère, j’étais déjà boucher. Mais c’était juste après la guerre tu comprends… On crevait la dalle. Alors on ne faisait pas la fine bouche. Un boucher dans les relations c’était s’assurer d’avoir l’estomac plein. Ah ! Ils n’y ont rien eu à redire tes grands parents. Et ta mère non plus ! Bien contente qu’elle était quand je lui apportais un beefsteak ou une tranche de foie de veau… Mais maintenant c’est plus pareil tu comprends ! Je lui fais honte ! Madame voudrait sans doute revenir à ses premières amours : les livres, les écrivains, les professeurs et tout le toutim ! Oublier qu’elle est mariée à un boucher… Hé bien non ! C’est trop facile ! Je vous fais vivre moi. Je…
Il s’arrêta net dans son élan, mettant simultanément fin à ses aller retour précipités dans la pièce et à son discours. Planté devant la porte, une main sur la poignée, comme prêt à sortir, il me fixait d’un regard noir qui me fit froid dans le dos.
- Tu retourneras au collège. Jusqu’au brevet. Après, on verra… Mais d’ici là, je tiens à ce que tu apprennes le métier. Désormais tu viendras avec moi les mercredi, et pendant les vacances. Et même le week-end s’il le faut. Et je t’apprendrai à tuer et découper les bêtes. Je ferai de toi un bon boucher… Parce qu’un jour je veux que tu prennes ma place. La boucherie sera à toi.
Il est sorti. Pendant quelques instants, je n’ai pas bougé. Je craignais de le voir ressurgir. Blotti dans la pénombre, je tremblais comme une feuille morte qui sent que le prochain coup de vent l’arrachera de sa branche pour l’emporter dans un monde de boue, de moisissure. Un monde où elle sera irrémédiablement foulée aux pieds, broyée, anéantie.
Quand je fus certain que l’Ogre ne reviendrait pas, je suis allé choisir un vynile que j’ai glissé dans le mange-disque. Puis je me suis précipité vers la fenêtre pour ouvrir les volets en grand. J’avais besoin d’air et de lumière. Une rafale de vent mêlée de pluie glacée m’a fouetté le visage. Dans mon dos, Gérard Lenorman s’est mis à chanter.
Il était un soir
Il était une fois
Quelque chose et moi
Quelque chose et moi
Un signe, un espoir
Une image, une voix
Quelque chose et moi…
Et je n’étais plus seul au monde
Et je n’avais plus peur ni froid…